L’asclépiade a fait une entrée remarquée sur le marché du textile il y a six ans. La soie d’Amérique, aux vertus isolantes acclamées, a rapidement attiré les grandes industries à travers le monde. Les attentes étaient énormes pour cette plante du terroir, une solution de rechange végétale au duvet. Après les faillites et les difficultés de parcours, cette fibre indigène saura-t-elle remplir ses grandes promesses?
On la retrouve un peu partout dans les champs. Elle pousse en si grande quantité que les agriculteurs l’ont longtemps considérée comme une mauvaise herbe.
Pour moi, l'asclépiade, c’était pas une plante que je désirais voir dans mes champs, admet Daniel Allard, fondateur et ancien président de la Coopérative Monark, premier regroupement d’une centaine de producteurs québécois d'asclépiades.
Puis, un partenaire a convaincu l’agriculteur du potentiel de cette plante indigène qui poussait sur son terrain. Il s’est lancé dans l’aventure en 2012. « Je trouvais ça intéressant de redonner à la plante un territoire qui fondamentalement lui appartenait déjà », souligne-t-il.
La soie d’asclépiade est cueillie à partir de l’aigrette soyeuse de la graine. C’est pour cette raison qu’on la surnommesoyer du Québecousoie d’Amérique. Elle produit une fibre résistante, hydrophobe, hypoallergène et légère, un excellent isolant.
L'asclépiade est essentielle à la survie des papillons monarques. Les feuilles de plante sont la seule nourriture des chenilles, qui accumulent les toxines de la sève et les concentrent dans leur corps pour se protéger des prédateurs. Cette protection perdure au stade adulte de papillon.
Une ascension rapide
Lorsque les agriculteurs se sont lancés dans l’exploitation de cette plante, les acheteurs et l’industrie du textile ont voulu en tirer profit, mais trop rapidement. Les espérances excédaient le rythme de production.
Lorsque la récolte a commencé, les machines n’étaient pas au point, le séchage n’était pas au point, fait savoir M. Allard. Lors de la transformation, il faut manipuler la plante avec soin, sans quoi la qualité de la fibre est compromise.
La fibre d'asclépiade n'est pas simple à extraire. Il faut être méticuleux pour ne pas la briser.
De grands joueurs, comme l’entreprise LVMH, chef de file mondial de l’industrie de luxe, avaient même approché la Coopérative Monark.
Ça reste une production pour laquelle il y a un très grand potentiel industriel pour lequel le Québec peut se démarquer, mais il y a des lacunes dans le procédé, non pas au niveau de la culture, mais au niveau des équipements de récolte et de conditionnement, explique-t-il.
Après la cueillette, il faut extraire la fibre de la plante.PHOTO : GHYSLAIN BOUCHARD, MONARK ÉCO FIBRE
Malgré le potentiel prometteur de l'asclépiade, les transformateurs ont déclaré faillite l’un après l’autre depuis 2017. Les industries Encore 3 et Fibre Monark, qui avaient été regroupées sous Protec-Style, ont dû mettre fin aux activités de leurs usines de Granby et de Sainte-Tite. Un an plus tard, l’entreprise qui a pris le relais, Monark Éco Fibre, a aussi abandonné l’idée.
Selon le président actuel de la Coopérative Monark, Martin Dufour, les promesses étaient alors trop ambitieuses pour ce que les producteurs étaient capables de produire.Après la plantation, l’asclépiade prend trois ans avant d’être récoltée. Ç’a été trop une demande brusque, déplore-t-il.
Les grandes déceptions
En 2016, la compagnie québécoise Quartz Co., de St-Hyacinthe, a lancé le tout premier manteau isolé avec de l’asclépiade destiné à la vie de tous les jours.
Mais après en avoir produit une quantité limitée, l’entreprise a dû mettre son projet sur pause.
On achète des matières premières qui sont déjà transformées et qu’on peut utiliser dans la fabrication des manteaux. Et les fournisseurs d’asclépiades, de qui on s'approvisionne, ont tour à tour fait faillite et fermé, donc c’était difficile pour nous de poursuivre l’aventure, raconte le président de Quartz, Jean-Philippe Robert.
La soie d'asclépiade est une fibre naturelle provenant d'une plante indigène qui pousse un peu partout en Amérique du Nord, y compris au Québec.
Les attentes étaient pourtant nombreuses sur le marché et les clients n’ont pas caché leur déception.
On a besoin d’une certaine certitude au niveau de l’approvisionnement, sinon on fait des lancements et ça tombe à l’eau à chaque fois, explique-t-il.
Mais une chose est claire, la qualité et le potentiel du produit ne se démentent pas.
« On est conscient qu’il y a une très bonne demande pour l’asclépiade et chaque fois ç’a été lancé sur les chapeaux de roues, et c’est un projet qui emballe les gens. C’est assez impressionnant de voir la réaction du public face à ça, surtout au Québec. »
Depuis les derniers déboires des fournisseurs, l’entreprise Eko-Terre, située à Cowansville, a repris le flambeau. Mais pour l’instant, pas question de promettre quoi que ce soit.
On a commencé à discuter avec eux, après avoir travaillé avec deux compagnies qui nous ont un peu laissé tomber. C’est sûr qu’on est plus prudent avant de commercialiser, précise-t-il.
Quartz assure être prêt à lancer rapidement un produit, mais l’entreprise veut avoir la certitude de pouvoir offrir un produit sur le long terme.Je veux les regarder un petit peu aller avant de me relancer, parce qu’on l’a déjà fait deux fois, on s’est déjà fait pogner deux fois, rappelle-t-il.
La seconde chance
Ghyslain Bouchard a été aux premières loges pendant les balbutiements de la commercialisation de la fibre d’asclépiade, en 2016. Il travaillait alors pour Protec-Style, qui a depuis fait faillite.
Le fournisseur de textile Eko-Terre s’est lancé dans l’aventure en janvier 2019, en rachetant Monark Éco Fibre, en faillite. Le propriétaire l’a alors recruté pour qu’il pilote le lancement de la division asclépiade.
J’ai dit okay, mais il y a certaines conditions, et l’une des conditions, c’était que l’on refasse le processus au complet de tout ce qu’on avait besoin pour être capables d’arriver avec un produit qui était acceptable et rentable, explique-t-il.
Leur nouveau produit, VEGETO, est vendu depuis janvier 2021. Ces rouleaux d’isolant d’asclépiade sont biodégradables et sans plastique.
Là, je peux vous dire que le produit, on l’a essayé un peu partout, on l’a testé. Alors là, il est vraiment ce qu'on veut avoir, croit M. Bouchard.
« Je les connais, les erreurs. J’étais dedans. Je ne voulais pas répéter les mêmes erreurs qui se sont faites dans le passé. »
Une confiance à rebâtir
Maintenant que la récolte et la transformation semblent au point, un autre défi est à relever : regagner la confiance des agriculteurs.
Plusieurs producteurs se sont découragés, parce que plusieurs acheteurs ont rebroussé chemin et ont dit qu’on n’était pas fiables, admet M. Dufour, qui promet avoir plus de 12 000 kilos de fibre à livrer cet automne.
« Je pense qu’on va être capables de fournir les clients en étant respectables avec la nature. On ne peut pas promettre ce qu’on ne peut pas faire. »
Ghyslain Bouchard, lui, rencontre les agriculteurs un à un. Il observe le produit et tente de recruter le plus possible. Ils étaient sept il y a un an et ils sont maintenant une quinzaine.
La cueillette de l'asclépiade se déroule à l'automne, une fois que les follicules arrivent à maturité.
On a un monde à relever, je ne vous le cacherai pas. Ce n’est pas quelque chose qui est facile et qui va se faire demain matin. Alors pour moi, ce qui est important, c’est d’y aller petit pas à petit pas, dit-il.
« Je travaille avec des agriculteurs, j’achète de mes agriculteurs, j’essaie de leur redonner confiance. »
Tranquillement, mais sûrement
Sans vouloir répéter les erreurs du passé, deux jeunes entrepreneurs de Québec ont lancé des mitaines en soie d’Amérique cet hiver. S’ils pensaient vendre une centaine de paires, ils ont été surpris par la demande.
La centaine de mitaines qu’on voulait faire s’est transformée en milliers de mitaines, raconte Philippe Langlois.
Son associé, Gabriel Gouveia, rappelle que lorsqu’une industrie est naissante, il vaut mieux maîtriser les variables. « Tout est à faire, d’une certaine façon. Il y a des fibres textiles qui sont exploitées depuis des millénaires, comme le coton, comme le bambou. L’asclépiade, ça fait 10 ans », soulève-t-il.
Gabriel Gouveia, fondateur de Lasclay, dans un champ d'asclépiade en été.
Les idées de produits ne manquent pas, mais les mitaines permettent d’utiliser l'asclépiade sans avoir besoin d’une trop grande quantité.
On a décidé d’y aller avec ce qui pouvait se faire maintenant. Et ce qu’on croit que les autres ont essayé de faire avant nous, c’est peut-être de promettre la Lune sans avoir la fusée pour s’y rendre, si on veut, note Philippe Langlois, qui promet de surprendre les clients en lançant un produit estival.
Le tout premier modèle de mitaines de Lasclay.
Daniel Allard observe ces jeunes entrepreneurs avec beaucoup d’espoir. Il y a des choses intéressantes qui s’en viennent. Il y en a qui ont repris, parce que la propriété de la fibre reste la même, le potentiel reste le même. C’est tout un monde et il y a de l'intérêt partout.
Charmer l’industrie
Tous les joueurs sont persuadés que l’asclépiade peut révolutionner l’industrie du textile. Mais la conquête du globe doit passer par la conquête de l’Amérique du Nord.
Ça ne veut pas dire qu’on ne fera pas affaire avec l’Europe, parce que j’ai été approché. Par contre, je ne ferai pas de promesses, précise Ghyslain Bouchard.
On a un très très bon produit, c’est juste qu’on s’est enfargés dans un marché qui était mal analysé, si vous voulez. Mais là, je crois que, maintenant, qu’il faut prendre les choses comme elles sont. C’est un nouveau marché. Il faut juste promettre ce qu’on peut livrer, ajoute-t-il.
Daniel Allard tient à souligner que les grandes productions agricoles ont des centaines d’années derrière la cravate, il faut bien donner une chance à l’asclépiade.
Ça va se faire sur une génération, comme la plupart des autres grandes productions agricoles, conclut-il.